Je suis à Tanger, sur les traces de Matisse et d’Ibn Batouta, ce voyageur insatiable qui nous a offert les descriptions les plus vivantes de Tombouctou. Aujourd’hui, au café Hafa, perché sur les falaises du Détroit, j’observe au loin l’Espagne, cette terre tentatrice pour tant d’âmes clandestines. Entre les volutes paresseuses d’un narguilé, j’ai tenté de revivre l’œuvre intense de Mohamed Choukri, Le pain nu, un chef-d’œuvre traduit jusqu’au Japon.
À l’hôtel Rembrandt, j’ai gravi les marches jusqu’à la chambre qu’occupait Habib Bourguiba, le père de l’indépendance tunisienne, qui échappa ici même, par une échelle de corde, à l’armée française. Tanger est un musée à ciel ouvert. Des grottes d’Hercule aux tombeaux romains, en passant par les ruines de la Médina et les marabouts, chaque coin respire l’histoire.
Je suis passé sous les fenêtres du Consulat français, avec un frisson en pensant à la Maison de France, là où, bien plus jeune, j’ai reçu le prix de poésie des jeunes créateurs de la ville, en l’honneur du grand poète libanais Nizar Al Qabbani. Ironie du sort, cette bâtisse pleine de souvenirs est aujourd’hui en ruines, tout comme ces gloires passagères qui marquent une époque avant de s’effacer.
Le café des Cygnes, autrefois animé par des poètes et élevé à la gloire de la fille unique d’un bienfaiteur, a également sa part de nostalgie. J’ai eu le privilège de l’apercevoir, cette fille, quelques jours avant son mariage. Un café où régnait autrefois une splendeur littéraire, décoré de meubles Louis XVI, qui comblait de présents les artistes de passage, y compris le poète le plus naïf et instable.
Un détour par Cap Spartel m’a conduit à l’hôtel Le Mirage, vibrant de légendes. On raconte que Mobutu Sese Seko y séjourna avec toute sa cour. À côté, l’hôtel Robinson évoque la modestie de l’une des princesses les plus humbles, sœur du roi défunt, qui, fatiguée du monde, le quitta avec le sourire aux lèvres.
Tanger, c’est une ville qui respire les souvenirs et l’histoire à chaque coin de rue. Et pourtant, alors que je déambulais entre ses ruelles, c’est le portrait du duc de Guermantes, tiré de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, qui me revint en mémoire. Comme si, à Tanger, le temps était suspendu, juché entre plusieurs époques, entre la réalité et le rêve.
Mais au milieu de tout ce tumulte, entre les rires et les tambours, les robes chatoyantes et les costumes élégants, j’ai capté un seul sourire. Ce sourire a tout effacé, l’espace d’un instant, mes peines et mes doutes. C’était comme une brève échappée vers le néant, le temps d’un éclair, avant de retomber dans le flot de la vie.
Tanger, ville de mille histoires, ville de tous les possibles.