Balla Moussa Keita. (Photo Vincent Fournier).

Les Chroniques de Balla Moussa Keïta.

Sillonnant l’Afrique avec, dans sa besace, la règle d’or transmise par son auguste père, à savoir « les trois oirs », le prince Mandingue, Balla Moussa Keïta, arrive à Pointe-Noire, « Ponton la Belle » pour les intimes. Entre lieux chics et chocs, le prince découvre les belles éthiopiennes, les charmantes russes importées par la révolution scientifique congolaise et fait connaissance des austères commerçants Bamabara-Dioulas, des rigoristes qui gardent jalousement les secrets de leur activité. La suite est inévitable.


Nul ne peut prédire ou prévoir avec certitude la vie d’une personne,  tellement elle est souvent inexplicable et inextricable. Le croyant dira que les voies de Dieu sont insondables ! Dans ce train soleil dans lequel je venais d’embarquer pour retourner à Pointe-Noire, les souvenirs enfouis au plus profond de mon être me remontaient …  Ainsi, il y a des lieux,  des moments, des circonstances qui se présentent à  vous, où votre étoile se met à briller de mille feux,  sans que vous ne sachiez le pourquoi, et le comment ; Pointe-Noire fut pour moi le terrain de tous les possibles. Comme ville, elle m’a accueilli les bras ouverts. Je me suis même posé la question de savoir si ce n’était pas la ville où Dieu créa mon âme !
Pointe-Noire, « Ponton la belle » pour les intimes, m’adopta et je l’ai domptée. Toutes les planètes étaient alignées en ma faveur : la fougue de jeunesse, l’ouverture d’esprit,  l’absence de complexe, le boom pétrolier, et le tout jalonné d’hommes, sans lesquels aucun savoir,  aucun pouvoir, aucun avoir n’est pérenne. 

Ville cosmopolite, il y avait une forte communauté de ressortissants ouest-africains, mais qui vivaient plus ou moins entre eux, de peur de dévoiler les secrets du commerce aux autochtones. N’empêche qu’il y avait des mariages mixtes, des liens amicaux qui pouvaient se tisser ça et là, mais l’on ne doit pas parler de commerce… j’ai ouïe dire qu’une fois qu’on soupçonnait un jeune ouest-africain qui se liait d’amitié profonde avec un autochtone, il est aussitôt renvoyé au bled. De discrètes cotisations organisées au sein de la communauté permettaient d’acheter un aller-simple et d’expédier l’indélicat comme un colis postal.

Comme quoi pas de clémence pour celui qui ne respecte pas la règle édictée. C’est là que j’ai compris que dans ces conditions, mon sort allait être douloureux. N’ayant jamais été commerçant, boutiquier, vendeur,  manutentionnaire, et autres… je me devais de trouver mon chemin. Le temps était à l’observation…
Je mettrais à profit cette période pour connaître le terrain sur le plan sociologique, en tissant des relations autres qu’ouest-africaines, connaître des lieux emblématiques de la ville, les lieux de socialisation fréquentés par les congolais,  selon qu’on est homme d’affaires,  riche ou pauvre, célèbre ou inconnu. 

C’est ainsi que je vais connaître le restaurant bar « La Rotonde », situé en plein centre de la cité administrative. La Rotonde était le seul café digne de ce nom dans cette ville sablonneuse et plein de charme. Il était tenu par un français du nom de Jeannot Peyron. Les serveurs étaient des congolais,  les caissières des soviétiques. Oui, on était en 1982 et le Congo vivait dans le socialisme scientifique, donc dans le giron de L’URSS, tourné vers des pays d’obédience révolutionnaire comme la Guinée de Sékou Touré, l’Algérie de Ben Bella ( c’est  Chadli Ben Djeddid qui était au pouvoir en 1982 ), l’Éthiopie de Hailé Sélassié dernier monarque renversé en 1974 ( Menghistu Haile Mariam était président en 1982 ), le Cuba de Fidèle Castro, la Yougoslavie de Tito,  le Bénin de Mathieu Kerekou, et j’en passe. Ce sont des pays qui étaient dans le bloc des non alignés alors qu’ils étaient bien alignés ….
Ainsi, avec la coopération congolo-soviéto-révolutionnaire, beaucoup d’étudiants,  une fois les études terminées,  dans ces pays, revenaient au bercail avec des épouses soviétiques, éthiopiennes etc… Dans ces républiques socialistes où la population était embastillée, la seule condition pour les femmes de pouvoir sortir de leur pays était le mariage avec un étranger. Le comble, c’est qu’une fois ce sésame obtenu,  la plupart de ces mariages se disloquaient; soit, c’était un mariage arrangé,  soit une fois la liberté acquise,  la femme trouvait que son mari n’était plus aussi beau qu’elle le croyait, surtout quand elle avait des éléments de comparaison. Ne dit-on pas que pour faire la différence, il faut un élément de comparaison ?! Pour apprécier la lune, il aurait fallu avoir déjà vu le soleil ….
Dans ma quête de savoir dans cette ville qui ne tardera pas à être mienne,  je vais rencontrer des estoniennes, des russes, des ukrainiennes, des roumaines, des éthiopiennes …. Quand elles n’étaient pas caissières ou réceptionnistes, elles étaient tenancières de restaurants ou dans le commerce, et souvent dans l’administration. J’oubliais, j’ai rencontré des cubains, eux, étaient des coopérants militaires, qu’on rencontrait très souvent les dimanches sur les plages de Ponton la belle. Ils vivaient dans le camp de Makola, en dehors de la ville. Ici l’usage pour s’adresser a l’autre, c’était : camarade et non monsieur.


A part la Rotonde qui était devenu mon bureau, pour ne pas dire mon quartier général, se trouvait le restaurant ‘ Chez Paulette ‘, une institution ! Paulette était française,  septuagénaire, qui vu défiler dans son restaurant la plupart des chefs d’Etat d’après les indépendances, d’Idi Amin à Thomas Sankara. Sur les murs, il y avait les photos de tous les pétroliers qui ont fait escale au Congo. Paulette a été témoin de l’inauguration de la voie ferrée dans les années 30, le port, puis le pétrole offshore, dans les années 50. 
Ainsi, elle a vu plusieurs générations d’immigrés congolais de l’intérieur, commerçants ouest-africains ou Cabindais, expatriés européens et américains. Son restaurant attirait toujours l’élite. A quelques encablures de là se trouvait , je ne sais comment le nommer ,  un hybride de restaurant, de bar, de bistrot, de cabaret, mais surtout réputé pour ses filles spécialistes de ‘ langue internationale ‘ prêtes à enseigner la méthode de l’oreiller aux hommes qui ont le libido trop plein… Ici on est ‘ Chez Papa Léon ‘, Papa Léon, quinquagénaire, était ressortissant d’un pays limitrophe, et son bistrot était fréquenté en général par des filles du même pays que lui… il était ouvert de 20h à 6h du matin, avec son ambiance carnavalesque, et recevait toujours la visite des miliciens ou policiers pour souvent départager deux clientes qui se battent pour un homme, ou vice versa. Souvent de vraies batailles rangées, où les perruques arrachées dévoilent des crânes dégarnis, quand c’était la tenue déchirée pour dénuder la rivale. La concurrence était rude.
Toujours en ville, est située la boîte de nuit de l’élite congolaise,  ici l’ambiance est feutré, la propriétaire, une dame, ex épouse d’un haut dignitaire décédé, dont une des rues de Brazzaville porte le nom, eest pleine de charme et d’énergie. Le port altier, elle donnait l’apparence d’avoir tout eu et tout connu, et ne veut en aucun cas laisser apparaître son âge, car encore assoiffée d’aventures… Elle a l’œil sur tout, et veille à ce que tout se passe dans les règles de l’art. Elle s’appelle Mama Nono, et sa boîte porte le nom de ‘ Le Mikado ‘. Ici on rencontre le gouverneur, le maire, les responsables politiques et administratifs, une sorte de club privé, ou le dress code est imposé,  et n’y entre pas qui veut. Mama Nono avait deux grands fils, qui deviendront plus tard des amis.
J’ai été présenté la première fois à Mama Nono grâce à un monsieur d’une grande classe, respectable et respecté du nom de Kader Diawara. De père malien et de mère congolaise, il est d’une famille qui, à jamais, fait partie intégrante de l’histoire du Congo ; Kader Diawara était le Directeur général du plus grand hôpital de Pointe-Noire, un de ses neveu,  Ange Diawara, officier et homme politique,  il intègre la JMNR ( Jeunesse du Mouvement National Révolutionnaire), branche de la jeunesse du parti unique, du temps du Président Massamba-Debat,  avant de rallier le camp de Marien N’Gouabi, et certains officiers qui avaient maille à partir avec le Président. C’est ce ralliement qui permit d’éviter l’affrontement entre la défense civile pro Massamba-Debat et l’armée. Il devient premier vice-président du Conseil National de la Révolution, il jouissait d’une grande popularité.  Membre fondateur du PCT ( parti Congolais du Travail), il ne tarda pas à se demarquerf de l’entourage de N’Gouabi dont il fustigeait l’embourgeoisement…. Désaccord  disgrâce, il prend la tête d’un putsch baptisé M22 qui échoua. Il fut abattu en 1973.
J’avais fait la connaissance de Kader Diawara grâce à une amie sénégalaise, qui un samedi soir, me demanda de l’accompagner voir une de ses amies. En nous recevant, elle dit ceci : < je m’apprêtais à aller te chercher,  Kader nous invite a Dîner….Pas de problème,  Keita peut venir avec nous,  ainsi je vais le présenter à Kader, ils vont s’entendre…> Apres un bon repas, nous voilà chez Mama Nono au Mikado.
A la fin de la soirée, Monsieur Diawara qui m’avait présenté à pas mal de ses connaissances me tendit sa carte de visite, en me disant qu’il était mon aîné et que sa porte m’était grandement ouverte. C’est grâce à ce grand monsieur,  humble et courtois, que j’ai connu la respectueuse famille de madame la Première Dame.
Il est à signaler que dans ce Congo là, il y a des milliers, pour ne pas dire des centaines de milliers de mariages mixtes, qui ont donné à ce pays sa couleur multiculturelle. Il faut compter avec eux, car les enfants issus de ses mixages surtout entre congolais et ouest-africains, participent activement au rayonnement de ce pays, en le servant loyalement en bons citoyens. En exemple, je citerais une autre personnalité,  M Louis Sylvai, Goma, un général, de mère guinéenne et de père congolais, qui fut Premier Ministre de 1975 à 1984, et en 1991, président du presidium des travaux de la conférence nationale,  au point de la rendre souveraine.
Mon intégration à Pointe-Noire se faisait cahin cahin et ma réputation d’ouest-africain ne fréquentant que les congolais et les européens,  ne s’habillant pas comme les « Bambara- Dioula » (commerçants ouest-africains,  toujours en boubou ) était devenue la conversation à la une. Du côté des congolais, vu mon prénom Balla Moussa, je ne pouvais qu’être Bantou. Pour les uns, je m’appelle M’Balla, donc camerounais, zaïrois ou gabonais, pour les autres je suis congolais et neveu  du ministre Pierre Moussa, Moussa étant un nom de famille. Dans le milieu européen,  je n’avais aucun problème. J’étais accepté au premier contact. Tous les jours, il me fallait faire un tour au café la Rotonde, qui me rappelait les café restaurants d’Abidjan. Ici, je rencontrais congolais et européens pour qui j’étais une curiosité, d’où des questionnements : Pourquoi est-il toujours habillé en costume cravate ? Que fait-il ? Où vit-il  etc…
Mon mon procès de jeune ouest-africain, qui ne rentre pas dans les rangs, qui boirait de l’alcool, courtise les blanches, toujours en compagnie des congolais, donneur de mauvais exemples à nos enfants, etc… prenait de l’ampleur. En un mot, n’étais plus bien vu par les ‘sages‘ ouest-africains et, par ricochet , par les trois amis de la communauté que je fréquentais : Kébé, un malien, Sako, un guinéen et Samba, un sénégalais. Ils ont été convoqués à un conseil de sages qui avait un seul mot d’ordre : faire de moi un paria. Mais ils refusèrent d’obtempérer, parce qu’ils savaient que j’étais jugé à tort.
Profitant de cette diffamation gratuite, qui s’amplifiait dans la communauté, mon tuteur me proposa d’effectuer un voyage à Lagos au Nigeria, pour aller chercher des fournitures de mercerie, alors que je n’avais pas encore mon titre de séjour définitif. J’acceptais de vivre cette aventure, en me disant que cela pourrait être une reconversion qui aboutirait à mon acceptation dans ce milieu Bambara -Dioula de (commerçants ouest-africains), devenu véhément à mon égard, moi le boute-en-train. Me voici donc à
Lagos, ville impersonnelle, cité de tous les superlatifs, reconnue pour ses embouteillages monstres. J’avais connue cette ville monstre pendant mes années d’étudiant au Togo. 

A l’époque, mes amis et moi quittions Lomé pour venir danser à l’hôtel  du port à Cotonou, poursuivions le lendemain pour Lagos, Ibadan, jusque dans l’état de Bendel, à  moto s’il vous  plaît. Quelle insouciance, pour ne pas dire qu’elle inconscience. Chose que je ne referais jamais aujourd’hui. Ah la jeunesse !.. Après des heures d’embouteillage me voici à mon hôtel, le Regent Hotel. Quel hôtel ? Les chambres communiquent les unes aux autres par des portes qui s’ouvrent et se referment sans qu’on ne sache exactement qui sont ces personnes qui rentrent et sortent. Les toilettes sont communes sans compter qu’on a par moment la visite des cafards et rats…une vrai pétaudière ! C’est l’hôtel qu’on m’a recommandé, l’hôtel des commerçants ( les Bambara dioula ). Il permet d’économiser pour un futur gain bien arrondi, conseils des initiés. Assis sur mon lit dont le matelas était bosselé, je contemplais le spectacle. Au moment de prendre ma douche, mon voisin du lit d’à côté me dit ceci : « n’oubliez pas de prendre sur vous votre passeport et votre argent dans les toilettes. En tout cas pas un pas sans vos affaires indispensables ». Ouaou, bienvenu au club ! Ici on rencontre toutes les nationalités ouest-africaines, résidents en Afrique Centrale, ou candidats pour immigrer en Libye ou ailleurs. J’apprendrai que l’hôtel était loué à l’année par des personnes, de vrais marchands de sommeil qui le sous -louent aux commerçants. Quel monde ! Tous les moyens sont bons pour se faire de l’argent, de l’argent, rien que de l’argent, dans l’insécurité la plus totale.
Désarmé face à cette situation compliquée, la seule idée  qui me vint à l’esprit était de boucler ma mission et déguerpir. Le lendemain matin, accompagné d’un guide rémunéré, je commençais mes courses. Une fois mes achats effectués, je devais encore rester dans cette ville de Lagos, vivre encore dans ce soit disant hôtel pendant une dizaine de jours, avant de prendre mon vol retour pour Brazzaville. D’escapade en escapade dans la ville, je découvrais Rescoast , siège de toutes les compagnies aériennes, Lion building, Ikeja, Surulere  Stadium. Je finis par découvrir le chic quartier  de Maryland, là où se trouvait l’hôtel Sheraton. Enfin ! Ce fut le lieu où je venais passer ma journée, dans ses salons luxueux. En c’était le ramadan, et un des restaurants de l’hôtel faisait un buffet spécial ramadan pour la rupture du soir. Le buffet dressé et dédié à la rupture du ramadan était l’addition du petit déjeuner continental, du petit déjeuner anglais, du salé et du sucré, des plats chaud et froids, des viandes, des poissons, des viennoiseries , sans compter les plats de toutes les saveurs du terroir. Ici on ne connaissait pas l’anorexie, plus que la boulimie,  c’est l’hyperphagie, différent des indiens qui ne mangent pas mais célèbrent le repas !…
Inutile de vous dire, que c’est dans cet hôtel que le nouveau commerçant que j’étais laissa des plumes, au prix du confort interdit à tout commerçant Bambara-Dioula. En attendant de savoir quelles seraient les remontrances et les quolibets qui allaient alimenter mon retour à Pointe-Noire, j’avais obtenu ma place dans l’avion, à l’aéroport international Tafawa Balewa, content de quitter cette ville de Lagos où insécurité et convivialité se côtoient et font concurrence.

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